sans
soleil

Notes depuis la salle de chimio

Un texte de Jeanne Neton

Jeanne Neton

Aujourd’hui, je me suis rappelée pourquoi je voulais écrire ce texte. J’étais assis dans la salle de chimio, comme je l’ai fait à intervalles réguliers depuis un an. Il s’y trouve huit fauteuils, chacun accompagné d’un petit tabouret qui permet de relever les pieds pendant qu’on déverse différents liquides dans vos veines. Chaque jour, toutes sortes de femmes viennent s’asseoir dans ces fauteuils, certaines toutes les semaines, d’autres moins souvent. La plupart ont plus de cinquante ans, mais certaines, comme moi, sont plus jeunes – autour de trente-cinq ans ; j’y ai même une fois croisé une adolescente. Toutes ont, ou ont eu, un cancer du sein. La plupart viennent de l’ex-RDA, et parlent avec un fort accent prolétaire berlinois. Elles ne semblent pas se formaliser de mon mauvais allemand. Et dans cette partie de Berlin-Est – Weitlingkiez – qui dans le passé était connue pour ses gangs néonazis, elles ne semblent pas dérangées par le fait d’avoir une étrangère parmi elles (du moins, une française – comment réagiraient-elles si j’étais turque ou noire, je n’en sais trop rien). Comme je suis une des plus jeunes, elles me traitent souvent avec une sorte d’affection maternelle et – avec mon bonnet de laine vert quand je n’avais plus de cheveux, et avec ma coupe punk maintenant qu’ils repoussent – il me semble que je les amuse bien.

Aujourd’hui la pièce est assez vide, et la femme en face de moi, la soixantaine, après les banalités d’usage, me fixe avec de grands yeux interrogateurs. Elle me demande : « tu sais, la dernière fois, tu m’as dit que tu avais eu cette opération, tu sais, où on t’a enlevé les seins, mais que tu avais pu garder les mamelons, tu as dit, comme une opération transdingsbums [transmachin], non ? » Je ne peux m’empêcher de sourire. « Eh bien, dit-elle toute fière, la semaine dernière, il y avait une émission à la télé, une émission sur ces gens transmachins. Alors je l’ai regardée et tu sais, eh bien, c’est pas si moche, tu vois, avec les mamelons. J’ai pensé que peut-être, peut-être que je pourrais faire la même chose. »

Elle m’a scotché.

C’était en fait la troisième femme cette semaine-là qui m’interrogeait sur ma décision d’opter pour une mastectomie sans reconstruction après avoir appris que mon cancer du sein était d’origine génétique et qu’il pouvait revenir à n’importe quel moment[1]. Toutes ces femmes savaient qu’elles allaient subir une mastectomie dans les mois à venir et toutes semblaient comme fascinées par mon histoire. Non que je pense qu’elles allaient faire le même choix. L’une d’entre elles m’a dit qu’elle ne se voyait pas vivre sans seins ; que sans eux son corps né serait plus le sien. Et pourtant, l’idée d’avoir des prothèses né lui plaisait pas : elle avait entendu plusieurs histoires où quelque chose tournait mal – les prothèses était implantées trop haut, trop bas, ou avaient des formes différentes ; parfois le corps les rejetait. « Franchement, m’a‑t-elle dit, j’aimerais être comme toi et que ça me soit égal ; ça serait tellement plus facile ! »

Mais moi aussi je suis curieux. Je voulais savoir ce qui se passait dans sa tête quand elle pensait à ses seins – ou à leur absence – pour mieux comprendre ce qui s’était passé dans la mienne six mois plus tôt, quand j’avais pris ma décision. Et je voulais comprendre ce qui les fascinait dans mon choix. La troisième femme que j’ai rencontrée cette semaine-là, dans la salle de chimio où elle venait plus ou moins de s’évanouir l’instant d’avant, m’a mise sur la piste d’une réponse.

Elle doit subir une mastectomie dans quelques mois et me dit qu’elle ne se sent pas prête à y penser, parce qu’elle se sent trop faible à cause de la chimio. Mais quelque chose ne lui plaît pas dans l’idée d’une reconstruction. Le mot « reconstruction » lui-même sonne faux ; elle ne sait pas pourquoi. Et elle craint que son corps ne soit plus le sien, que ces implants lui paraissent étrangers et qu’elle les déteste. Mais elle a vu des photos de femmes sans reconstruction sur internet et ça, elle ne peut pas l’imaginer non plus.

Je vois ce qu’elle veut dire. Ces deux grosses cicatrices horizontales qui barrent le milieu de la poitrine de part et d’autre – je ne pouvais pas non plus m’imaginer les avoir. Je ne suis toujours pas sûr de savoir pourquoi, donc je lui demande de me dire ce qu’il y a de si effrayant dans cette image ; à quoi a‑t-elle pensé quand elle l’a vue ? « C’est comme une rature, me dit-elle, comme avec un stylo, quand on barre une erreur. Et ce pli qui reste, au milieu, ça ressemble… pour moi, ça n’a pas l’air humain. » Je vois ce qu’elle veut dire. Je sais que ce n’est pas toujours comme ça : certaines femmes font ce choix sans regret, mais moi j’ai ressenti un peu la même chose. Tous les médecins que j’ai rencontrés – toutes des femmes – partaient du principe que je voulais une reconstruction. L’une d’entre elles, quand j’ai demandé à quoi mon buste ressemblerait si je n’avais pas de prothèses, m’a dit : « il ressemblera à ça ! », en plaçant ses deux mains en travers de sa poitrine, dessinant une barre devant chaque sein, et en prenant un air légèrement dégoûté. « Aucune femme ne voudrait ça ! » Elle a compris immédiatement qu’elle venait de dire quelque chose de stupide, m’a regardé d’un air soucieux et s’est reprise : « du moins ce n’est pas ce qu’elles veulent en général. »

Mais il se trouve que, depuis l’enfance, je me demande si je suis vraiment une femme – ou aussi bien vraiment un homme. Les deux assignations de genre m’ont toujours dégoûtée à leur façon et, bien que je n’aurais pas auparavant envisagé d’opération de transition, l’idée de me faire implanter deux gros faux seins me paraissait totalement délirante. Mais cette marque transversale, cette cicatrice horizontale – ça me faisait peur aussi. Ça me rappelait le film de Buñuel, Un Chien Andalou, avec la scène centrale où l’on voit en gros plan une lame de rasoir qui tranche un œil par le milieu. J’ai toujours dû détourner le regard à ce moment-là du film. En fait, quand on opte pour une reconstruction, les médecins vous donnent toutes sortes d’options. Ils plaisantent parfois en vous disant que vous pouvez même avoir de plus gros seins si vous le souhaitez. Mais quand vous refusez les prothèses, ils ne vous donnent plus qu’un choix : la coupure, la marque en travers. Si vous ne voulez pas de reconstruction, c’est parce que vous vous foutez de votre apparence, non ? Mais les choses ne sont pas aussi simples. Et je peux le voir dans les yeux de ces trois femmes. Cependant je sens que la fascination qu’exerce mon cas a une autre origine. Je leur ai dit que j’avais dû me battre pour obtenir l’opération qui pouvait me convenir – sans reconstruction, en gardant les mamelons, avec une incision sous le sein. Et cela les fascinait parce que cela signifiait qu’on n’était pas obligé d’accepter les choix limités que nous présentaient les médecins : on pouvait d’abord réfléchir à ce que l’on voulait nous, et après, leur imposer notre décision. Même quand on est malade, affaiblie, déprimé, c’est important de voir qu’on n’a pas à accepter une solution toute faite que, tout au fond de soi, on sait inadaptée. Qu’on peut lutter et formuler activement un choix – même dans la situation la plus merdique[2].

Pour moi, « lutter », ça a consisté plus ou moins en cela : me mettre à pleurer. Une semaine avant mon opération, j’ai eu l’opportunité de rencontrer – pour la première fois – la chirurgienne qui devait m’opérer. J’avais préparé mes arguments, mais je me sentais encore faible : après six mois de chimio, je craignais de né pas trouver la force de dire ce que j’avais à dire sans m’effondrer. Heureusement, mon partenaire était assis à mes côtés, et je savais qu’il viendrait à mon aide si j’étais trop faible pour parler. Mais dès le départ, la chirurgienne – une femme d’une trentaine d’années – ne m’a pas laissé parler. Elle est simplement partie du principe que je voulais une reconstruction. Donc, en bon médecin, elle a commencé à m’expliquer tous les risques de cette opération. Les prothèses pouvaient être rejetées par le corps. Après tout, ce sont des corps étrangers, il faut se préparer à cette éventualité. Si cela arrivait, on pouvait avoir à opérer une deuxième fois, voire une troisième. Et si le corps rejettait le silicone, on pouvait étudier l’hypothèse d’injecter un peu de ma graisse corporelle, ce qui pourrait s’avérer problématique étant donné que j’étais encore trop maigre pour cela, mais après quelques mois sans chimio, cela pourrait être une option. Puis il y a le problème de la fibrose capsulaire. C’est une réaction possible du système immunitaire aux implants, et même si ce n’est pas dangereux, ça peut faire mal. Et dans certains cas les prothèses peuvent participer au développement d’un lymphome, un cancer du système lymphatique, même si c’est très rare. Au bout de dix minutes, j’ai réussi à l’interrompre, d’un ton que j’ai essayé de faire passer pour déterminé : « En fait, je voulais vous dire, je né veux pas de reconstruction. » Tout son corps a semblé encaisser le coup d’une petite décharge électrique. « Mais je voudrais garder mes mamelons, et je me disais que si c’est possible pour les mastectomies dans les transitions de genre, pourquoi ça né le serait pas pour moi ? » Elle est restée silencieuse pendant un moment. Elle m’a regardé d’un air bizarre, comme si elle cherchait la réaction appropriée sans la trouver. Puis elle a explosé : « Non, on né peut pas faire ça, pour les mastectomies de transition, on n’enlève pas toute la chair, parce que, pensez‑y, les hommes eux aussi ont des seins » – elle a regardé mon partenaire, qui a en fait les plus beaux seins que j’ai jamais vus – « mais dans votre cas, à cause de votre mutation génétique, il faut que nous enlevions tous les tissus, donc ça va faire un TROU ; ça paraitra HORRIBLE, ce n’est vraiment pas CE QUE VOUS VOULEZ. »

C’est là que je me suis mise à pleurer. Ou plutôt : j’ai essayé de dire quelque chose, et ma voix s’est brisée. Je ne pouvais pas croire qu’il me fallait choisir entre ces deux drôles de seins en silicone et avoir l’air d’un extraterrestre avec deux gros trous dans la poitrine. Aucune larme né coulait, mais chaque fois que j’essayais de prononcer un mot, ma voix se brisait, tombait dans les graves quand j’essayais de la contrôler, puis montait à nouveau dans les aigus quand je perdais le contrôle. Ça a fait complètement basculer la situation. Elle a pris son téléphone et elle a appelé sa chef. « J’ai une patiente avec moi, une mutation génétique, elle veut une mastectomie mais sans reconstruction, et elle veut garder les mamelons, comme – elle a ajouté avec une pointe d’ironie dans la voix – une opération transgenre. » Pour la première fois, j’ai perçu l’irritation dans sa voix. Je m’avérais être un cas difficile ; une sorte d’enfant capricieux – mais elle allait être patiente. Après tout, je pouvais être en train de perdre les pédales – et qui ne le ferait pas à ma place. Elle a gardé le silence pendant un certain temps, a écouté la réponse de sa chef, que je n’ai pas pu entendre, avant d’annoncer : « Elle descend. » J’ai retenu mon soufflé. J’ai croisé le regard de mon copain ; il avait l’air aussi choqué que moi.

Il y eut un long moment de silence avant que la chirurgienne en chef n’entre dans la pièce. Elle était plus âgée que sa collègue, probablement la cinquantaine. Elle semblait assez amusée, et un peu curieuse ; elle m’a demandé de répéter ma demande. Elle a marqué une pause avant de dire : « Pourquoi pas ! » Elle avait déjà effectué des opérations de transition, et il n’y avait pas de raison pour qu’elle ne puisse pas utiliser la même technique. Mais elle voulait savoir : est-ce que je voulais des tétons pointant vers l’avant comme la plupart des femmes ou vers le côté comme la plupart des hommes ? Je l’ai regardée, sidéré. Elle a demandé à mon partenaire s’il pouvait nous montrer ses seins et bien sûr – il eut l’air ravi de pouvoir apporter son aide. « Vous voyez, les mamelons des hommes sont normalement tournés vers l’extérieur, alors que ceux des femmes tendent à pencher vers l’avant. » Mon copain et moi nous sommes regardés, sans un mot. Cela faisait des semaines que nous étions obsédés par les seins, mais nous n’avions jamais remarqué ce détail. Je me suis tournée vers la chirurgienne, un peu perdue. Qu’est-ce que je voulais, en fait ? Je lui ai dit : « ça n’a pas d’importance, en fait, tant que je peux garder mes mamelons. » Mais il est vrai que cette nouvelle information avait un intérêt. « Ça sera plat mais sans faire de creux, et si vous allez à la salle de gym régulièrement vous pourrez même avoir de beaux pectoraux », a‑t-elle dit en souriant – avant de disparaître sans crier gare, comme on peut se le permettre quand on est médecin chef. Sa collègue, ou plutôt sa subordonnée, semblait assez gênée et clairement contrariée par ce qui venait de se passer[3].

J’étais aux anges. Je m’imaginais avec une sorte de poitrine bodybuildée et ça me rendait heureux, à la fois sur un plan émotionnel et, tout au fond de moi – sur un plan quelque part sexuel. La chirurgienne me fit signer une sorte de décharge stipulant que c’était bien l’opération que je voulais, et pendant qu’elle finissait la paperasse, nous sommes sortis, comme shootés.

C’était il y a six mois. À présent, je suis assis dans mon fauteuil, à recevoir mon avant-dernier traitement pour le cancer. Je suis lente aujourd’hui, et toutes les autres patientes ont fini leur perfusion avant moi. Je repense à la conversation que je viens juste d’avoir, l’histoire des « transdingsbums », et je né peux m’empêcher de rire tout haut[4]. Je ressens soudain une grande joie. Joie d’avoir ce nouveau corps, ces seins plats et ces cheveux courts à la punk . Joie de savoir que ce cauchemar touché bientôt à sa fin. Et joie d’avoir pu faire toutes ces rencontres dans la salle de chimio.

[1] J’ai une mutation du gène BRCA2 qui – comme les mutations BRCA1 – induit un risqué fortement accru de développer des cancers des ovaires et du sein.

[2] Il n’y a en soi ni bon ni mauvais choix quand il s’agit d’avoir une masectomie ou pas, d’avoir une reconstruction ou pas, ou de l’apparence qu’on souhaite pour son coprs. Disposer de l’option d’une reconstruction fiable, saine et satisfaisante est aussi important qu’être en mesure de choisir à quoi doivent ressembler vos seins sans prothèses. C’est une décision éminement pesronnelle : tout présupposé, génré ou non, sur l’aspect que doivent avoir les coprs, est potentiellement dangereux. Nous sommes deux dans Endnotes à écrire en ce moment un article plus long, théorique et empirique, sur la pression normative qui s’exerce sur les coprs assignés au genre féminin – aussi bien en ce que concerne leur apparence que leur fonction. 

[3] La raison pour laquelle ces deux médecins ont réagi si différemment à ma requête n’est toujours pas claire pour moi. Un facteur a pu être que la plus âgée, en tant que chirurgienne en chef, avait le loisir d’envisager des solutions « hétérodoxes », alors que la plus jeune, qui venait d’obtenir son poste, estimait devoir rester en terrain connu. Mais il peut y avoir d’autres facteurs affectifs qui sont entrés en jeu : comment ces deux médecins percevaient leur propre corps, leur propre genre, a pu jouer sur ce qu’elles pouvaient envisager comme souhaitable pour d’autres. Quoi qu’il en soit, elles ont fini par m’opérer conjointement et en même temps : l’une a enlevé le sein droit, l’autre le gauche. Et je dois reconnaitre, même si j’ai eu du mal à le croire au début : c’est la chirurgienne la plus jeune qui a fait le plus beau travail.

[4] Quand nous avons discuté à l’intérieur du groupe Endnotes de la traduction en anglais du mot « dingsbums », nous avons découvert qu’il s’agit d’un des rares mots en allemand qui peut prendre les trois genres.