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Guerre sonore / Préface

L’expérience du sonore est-elle conceptuelle ?

Vincent Chanson et Guillaume Heuguet

L’expérience du sonore est déjà conceptuelle en elle-même et excède nos catégories cognitives. La musique est une puissance affective qui compose une intelligence de la matière et du mouvement. L’écriture et la pensée doivent se faire avec la musique plutôt qu’à propos d’elle, en se calquant sur ses fréquences, ses intensités et ses rythmes. Ces quelques principes sous-tendent au fondement de la démarche de fiction sonore du théoricien anglo-nigérian Kodwo Eshun, camarade de Steve Goodman au sein du pseudo-laboratoire Cyber Culture Research Unit (CCRU) à Warwick, au Royaume-Uni, puis de l’université Goldsmiths à Londres. Ils servent de boussole pour pénétrer les reliefs accidentés de Guerre Sonore. Son caractère déroutant, sa construction polycentrique et polyphonique, sa part d’abstraction délibérée apparaissent en effet comme une tentative de conférer à la théorie le pouvoir d’attraction du meilleur des productions jungle et drum’n’bass publiées sur des labels comme Metalheadz et No U Turn, et leurs suites dans les genres électroniques dubstep et post-dubstep.

Car autant qu’un théoricien et enseignant, l’auteur, Steve Goodman, est un DJ, producteur et artiste sonore, mieux connu sous le nom de Kode9. Son engagement en faveur de ce qu’il appelle un matérialisme de la basse est d’abord une position pratique : chaque fois qu’il est question dans ce livre de “nexus”, de “champ de forces” ou de puissance vibrationnelle, il faut penser à l’extraordinaire impact qu’ont eu des soirées comme FWD » sur toute une génération – des soirées organisées au tournant des années 2010 par le collectif Ammunitions Promotions au Velvet Room, un clud du quartier de Soho à Londres, et dont Goodman fut l’une des principales figures. L’ouvrage de Steve Goodman est un travail parallèle à cette activité de producteur et de DJ, un complément qui se situe de plein droit dans le champ universitaire de le pensée eshétique du sonore, tout en s’articulant dans le propre continuum artistique de son auteur. Comme Steve Goodman l’a déclaré à la presse, il s’est toujours efforcé de dissocier son travail d’écriture et sa musique – ce qui n’empêche pas d’y lire des réfractions de celle-ci, et, paradoxallement, rend possible un certaine affinité entre les deux, ainsi que la large réception qu’a déjà connue Guerre sonore, bien au-delà du champ des musiques électroniques et du travail philosophique pointu de Bian Massumi, qui a édité la version originale de ce livre aux presses du MIT. 

Dans ses écrits sur le “continuum hardcore”, Simon Reynolds voit les musiques rave et post-jungle britanniques comme une façon d’érotiser/conjurer l’anxiété qui accompagne le capitalisme tardif, et la banalisation de l’exploitation et de la lutte pour la survie dans les métropoles occidentales. Guerre sonore vient répondre à cette réalité dystopique, comme un exercice d’anthropologie et de conceptualisation d’un monde en transformation, une cartographie d’un imaginaire technoscientifique qui se réalise. À la parution du livre, une dizaine d’années après les attentats du 11 septembre 2001, les payes alliés des États-Unis glissent vers un nouvel ordre mondial où s’accumulent les scénarios de pandémie, d’analyse probabiliste des comportements, de frappes préventives et de torture au nom de l’antiterrorisme et de l’obsession sécuritaire –  toute une “écologie de la peur” (Mike Davis), dont la logique même est de produire la réalité qu’elle simule comme une menace. Même si Guerre sonore aborde surtout ces phénomènes sous l’angle de leur contribution à l’imagination politique et culturelle des pouvoirs du son – ici étendu à l’ensemble du champ vibratoire, audible et non audible il se lit comme une expression de cette période particulière et des atmosphères qui naissent de ses observations pour l’alerte, le risqué et la prospective. Parmi la profusion de pratiques théoriques qu’a préfigurées la “pensée hardcore” du CCRU, du cyberféminisme de Sadie Plant à la critique politique et culturelle de Mark Fisher, en passant par les diverses variantes d’accélérationnisme, Steve Goodman est peut-être celui qui incarne le mieux sa poétique radicale : un mélange baroque de dérive conceptuelle et de goût pour des récits technoscientifiques qui frôlent la légende, articulés pour l’élaboration d’un système de défense face à la réalisation progressive des pires scénarios de la littérature cyberpunk. 

Avec sa profusion de références théoriques, musicales, scientifiques, artistiques, littéraires ou cinématographiques, Guerre sonore est un parcours vertigineux dans ce corpus. Mais il né fait pas qu’absorber la matière première de ces marchandises dystopiques de première qualité  – des visions de la mutation organique de David Cronenberg à la paranoïa informationnelle de Wiliam S. Burroughs, période Révolution électronique, en passant par l’horreur réelle des paysages mondialisés arpentés par le géographe Mike Davis, l’axe J.G. Ballard/Philip K. Dick, le film culte Decoder ou encore la bible de la scène industrielle britannique, Vague Mag. Il les métabolise et les relie à des outils philosophiques qui permettent d’éclairer ce qui relève du futur proche et en même temps du déjà-trop-présent. Il nous invite à traverser un large champ d’interférences : y entrent en collision le discours littéraire-philosophique de Deleuze-Guattari et celui de Michel Serres reproduisant et parasitant les découvertes de la physique er de la biologie fondamentales (on parle beaucoup dans Guerre sonore de théorie des turbulences et la bibliographie est saturée d’ouvrages publiés par le laboratoire du MIT), les théories des médias qui prophétisent les effets civilisationnels de la technologie (Baudrillard, McLuhan, Kittler, Virilio), la spéculation sur les affects et le virtuel (Brian Massumi), l’afrofuturisme (Alexander Weheliye), la métaphysique d’une existence au-delà de l’humain (Alfred North Whitehead), ou encore les récits proto-complotistes et les traités d’acoustique, entre mille autres hypothèses et anecdotes aussi ésotériques que stimulantes, et qui gagnent au fil du texte une cohérence inattendue. Passés les premiers effets de sidération, on remarque ainsi comment les images-concepts de Goodman se densifient peu à peu entre elles, à l’image de celle du nexus, qui permet de penser un réseau d’entités s’appréhendant entre elles, plutôt qu’un système de causalité. Pour Goodman, l’affect décrit moins une émotion subjective qu’une capacité à générer des effets non-prédicitbles et plus diffus que la relation entre un objet-cause et son résultat ; la dimension oscillatoire de la matière invite à penser la continuité entre le son comme entité fréquentielle et l’ensemble des phénomènes décrits par les sciences, en faisant primer cette existence (“ontologie”) oscillatoire/vibratoire sur leur individualisation dans les corps, les expériences, les individus et les objets, soit les centres d’intérêts de disciplines académiques distinctes ; et le virtuel apparaît comme l’aspect du possible dans ces mêmes phénonènes, mais aussi et en tant que tel, comme ce qui y est du toujours-déjà à l’oeuvre, bien qu’à sa manière propre, et qui en cela s’avère aussi réel que ce qui s’y joue actuellement.

La mise en valeur de cet ensemble d’idées a pour effet immédiat de marginaliser un certain nombre de fausses évidences dans le domaine de la culture sonore et de la contre-culture, pour mieux insister sur l’importance des effets imperceptibles des basses et des infrabasses (contre l’obsession des cultural studies à propos des “normes de représentation”), en compliquant au passage l’opposition manichéenne entre “macropouvoirs” de la classe dominante et “micropolitique” des individus résistants. Elle fait émerger une pensée écologique des milieux sonores plus acceuillante que les propositions de Pierre Schaeffer consistant en une grammaire des différents objets sonores, moins binaire et normative que la valorisation des “paysages sonores” à haute-fidélité par R. Muray Schaffer, et en affinité avec l’analyse des effets sonores par les moins connus Jean-François Auguyard et Henri Torgue. Ce livre peut ainsi se lire comme le digest d’une foule de repères essentiels pour une compréhension subtile des structures et vecteurs sonores, qui rendent possibles des gestes artistiques visant à étendre nos capacités perceptives et sensorielles, où à troubler nos perceptions de façon à échapper à l’emprise des gouvernements et des marchés sur nos expériences. Il affirme le craactère archaïque d’un avant-gardisme qui verrait dans “le bruit” (du côté de la noise et du glitch) ou “le silence” (du côté des nouvelles écologies et du deep listening) des modèles de résistance esthétique à la colonisation esthétique du sensible : l’ensemble de son propos peut se lire comme un dépassement des limites symétriques de ces conceptions, en faveur d’une conception plus robuste de ce que signifie penser la culture, la matérialité, la sensorialité comme territoire de luttes. 

Guerre sonore, comme son titre le suggère, passé ses premiers chapitres à repérer ce qui constitue tout un art de la guerre sonore mené par des alliances de militaires, de fabricants d’armes, d’acousticiens, de designers et de spécialistes du marketing  – un ensemble de projets souvent effrayants, même si certains relèvent avant tout d’une économie de la promesse, et qui font écho aux travaux de Juliette Volcer en France, ainsi qu’à de nombreuses recherches académiques sur l’usage de la musique sur les fronts de combat. Cependant, ce mot de guerre n’est pas choisi au hasard, et renvoie aussi explicitement au concept de“machine de guerre” de Gilles Deleuze et Felix Guattari, c’est-à-dire à un agencement d’infrastructures, de désirs et de significations traversé de stratégies contradictoires. Dans la conjoncture des années 1968, les deux philosophes s’étaient rencontrés pour tenterde construire ensemble une pensée dont les enjeux n’étaient pas que philosophiques : alors que les questions du pouvoir et du capitalisme prennaient de l’importance dans leur travail conceptuel, ils cherchaient une façon d’échapper aussi bien à l’emprise de droite, marquée par l’alliance de fait des conservateurs et des libéraux, qu’à une gauche étouffée par le dogmatisme des partis communistes staliniens  – dont le parti communiste français – souvent incapables de prendre en compte la culture autrement que sous l’angle de la propagande. Ils accompagnèrent ainsi l’émergence de subjectivités dissidentes (féministes, gays, lesbiennes, antiracistes, précaires, etc.) prétendant perturber une certaine compréhension unilatérale de la classe. Depuis, une large partie du monde intellectuel, mais aussi certaines franges militantes, se dispute pour savoir si cette pensée par réseau et par images-concepts, ainsi que l’intérêt qu’elle porte au désir, à l’expérimentation et à l’esthétique, constitue un détournement des luttes vers une politique lifestyle et intellectualiste ou, au contraire, si elle est notre seule chance d’échapper à l’éternelle préemption et capture de nos forces. Sur ce fond, et par son projet ambitieux d’une dérive analytique et narrative frayant avec les limites de la perception et du son, Guerre sonore fait sienne la formule de Deleuze, qu’avait inspirée le Black Panther George Jackson : “fuir, et en fuyant chercher une arme”.